
La mutualisation des ressources humaines constitue le fondement même des groupements d’employeurs. Ce mécanisme permet à plusieurs entreprises de partager les compétences d’un ou plusieurs salariés selon leurs besoins respectifs. Toutefois, la pratique révèle des détournements de ce dispositif, notamment par le biais de la fausse mutualisation. Cette dérive survient lorsqu’un membre du groupement utilise la structure comme simple intermédiaire pour contourner les obligations légales liées à l’embauche directe. Face à ces abus, le législateur et la jurisprudence ont développé un arsenal juridique permettant l’exclusion des contrevenants. Cette sanction, lourde de conséquences, soulève des questions fondamentales sur l’équilibre entre flexibilité de l’emploi et protection des droits des travailleurs dans notre système économique actuel.
Fondements juridiques des groupements d’employeurs et principe de mutualisation
Le groupement d’employeurs trouve son ancrage juridique dans les articles L.1253-1 et suivants du Code du travail. Cette structure permet à plusieurs entités de se regrouper pour employer en commun un ou plusieurs salariés. Initialement conçu pour répondre aux besoins des petites et moyennes entreprises, ce dispositif s’est progressivement étendu à tous types d’organisations, y compris les associations et les collectivités territoriales.
La mutualisation constitue la pierre angulaire de ce système. Elle repose sur un principe fondamental : le partage effectif du temps de travail d’un salarié entre différents membres du groupement. Cette répartition doit correspondre à un besoin réel de chaque entreprise adhérente et s’inscrire dans une logique de complémentarité. Le contrat de travail établi entre le groupement et le salarié précise les conditions d’emploi et notamment les différents lieux d’exécution du travail.
La Cour de cassation a progressivement affiné les contours de cette notion de mutualisation. Dans un arrêt du 20 mars 2019 (n°17-15.666), elle a rappelé que « le groupement d’employeurs a pour objet de mettre à disposition de ses membres des salariés liés au groupement par un contrat de travail ». Cette formulation souligne le caractère tripartite de la relation : le groupement embauche, le salarié exécute ses missions chez différents membres, et ces derniers bénéficient de ses compétences.
Les avantages de ce système sont multiples. Pour les entreprises adhérentes, il permet d’accéder à des compétences qu’elles n’auraient pas les moyens d’embaucher à temps plein. Pour les salariés, il offre une sécurité d’emploi et un contrat unique malgré la multiplicité des lieux de travail. Cette forme d’emploi répond ainsi aux enjeux de flexisécurité prônés par les politiques européennes de l’emploi.
Le cadre légal impose toutefois certaines contraintes. Le groupement doit être constitué sous forme d’association loi 1901, de coopérative ou de GIE (Groupement d’Intérêt Économique). Il est soumis à une obligation de déclaration auprès de l’inspection du travail. Surtout, il doit respecter le principe de solidarité financière entre ses membres, ces derniers étant responsables des dettes sociales du groupement.
Les différentes formes de groupements d’employeurs
La législation distingue plusieurs types de groupements :
- Les groupements d’employeurs classiques, ouverts à toutes entreprises
- Les groupements d’employeurs agricoles, régis par des dispositions spécifiques
- Les groupements d’employeurs pour l’insertion et la qualification (GEIQ), visant l’insertion professionnelle
Chacune de ces formes répond à des objectifs spécifiques, mais toutes reposent sur le principe fondamental de la mutualisation effective des ressources humaines.
La fausse mutualisation : identification et caractérisation du phénomène
La fausse mutualisation constitue une dénaturation du concept même de groupement d’employeurs. Elle se manifeste lorsqu’un membre utilise la structure non pas pour partager des compétences, mais comme simple intermédiaire de main-d’œuvre. Dans sa forme la plus courante, un salarié est formellement embauché par le groupement mais travaille exclusivement ou quasi-exclusivement pour une seule entreprise adhérente.
Cette pratique a été expressément condamnée par la jurisprudence. Dans un arrêt fondateur du 12 novembre 2015 (n°14-16.369), la Chambre sociale de la Cour de cassation a qualifié de prêt illicite de main-d’œuvre le fait pour un groupement de mettre un salarié à disposition d’une seule entreprise adhérente. Cette décision a posé les jalons d’une distinction claire entre mutualisation légitime et détournement du dispositif.
Plusieurs indices permettent d’identifier une situation de fausse mutualisation :
- L’affectation permanente ou quasi-permanente du salarié auprès d’un seul membre
- L’absence de planning prévisionnel de répartition entre différents adhérents
- Le contrôle exclusif de l’activité du salarié par un seul membre
- L’intégration complète du salarié dans l’organisation de l’entreprise utilisatrice
Les motivations derrière ces pratiques sont diverses. Certaines entreprises y voient un moyen de flexibiliser leur masse salariale sans supporter les contraintes du droit du licenciement. D’autres cherchent à contourner des seuils sociaux qui déclencheraient des obligations supplémentaires (mise en place d’un CSE, participation aux bénéfices, etc.). Dans certains cas, il s’agit simplement d’une période d’essai déguisée avant une potentielle embauche directe.
La jurisprudence a progressivement affiné les critères permettant de caractériser la fausse mutualisation. L’arrêt de la Cour d’appel de Rennes du 14 septembre 2018 a ainsi précisé que « la mise à disposition d’un salarié par un groupement d’employeurs auprès d’un seul adhérent pendant une période significative constitue un indice fort de détournement du dispositif ». Cette période « significative » est appréciée au cas par cas par les juges, mais une durée supérieure à 70% du temps de travail sur plusieurs mois est généralement considérée comme problématique.
Le Conseil d’État, dans une décision du 30 avril 2019, a quant à lui souligné l’importance de l’autonomie du groupement vis-à-vis de ses membres. Un groupement qui serait dans les faits piloté par l’un de ses adhérents, notamment le principal utilisateur des salariés, pourrait voir sa légitimité remise en cause.
Distinction avec d’autres formes de mise à disposition
La fausse mutualisation doit être distinguée d’autres mécanismes légaux de mise à disposition de personnel :
- Le travail temporaire, encadré par un statut spécifique
- Le portage salarial, qui répond à une logique différente
- La mise à disposition intra-groupe, autorisée sous certaines conditions
Contrairement à ces dispositifs, la fausse mutualisation constitue une violation des principes fondamentaux du droit du travail, notamment l’interdiction du marchandage et du prêt illicite de main-d’œuvre à but lucratif.
Mécanismes juridiques de l’exclusion d’un membre pour fausse mutualisation
Face à une situation de fausse mutualisation, le groupement d’employeurs dispose d’un mécanisme de défense : l’exclusion du membre contrevenant. Cette procédure, bien que radicale, permet de préserver l’intégrité juridique de la structure et de prévenir les risques de requalification qui pourraient affecter l’ensemble des membres.
Le fondement juridique de cette exclusion se trouve généralement dans les statuts du groupement et son règlement intérieur. Ces documents constitutifs doivent prévoir explicitement les cas pouvant conduire à l’exclusion d’un membre, ainsi que la procédure applicable. La fausse mutualisation figure habituellement parmi ces motifs, souvent formulée comme « non-respect des principes fondamentaux du groupement » ou « utilisation abusive des ressources mutualisées ».
La procédure d’exclusion obéit à des règles strictes, sous peine d’être invalidée par les tribunaux. Le principe du contradictoire doit être respecté, ce qui implique que le membre concerné soit informé des griefs retenus contre lui et qu’il puisse présenter ses observations. La Cour de cassation a régulièrement rappelé cette exigence, notamment dans un arrêt du 14 février 2018 concernant l’exclusion d’un membre d’une association.
La décision d’exclusion relève généralement de la compétence de l’assemblée générale du groupement, statuant selon les modalités prévues dans les statuts (majorité simple, qualifiée, etc.). Dans certains cas, les statuts peuvent déléguer ce pouvoir au conseil d’administration ou à un autre organe de direction. Quelle que soit l’instance décisionnaire, la décision doit être motivée et notifiée formellement au membre exclu.
Les conséquences de l’exclusion sont multiples. Le membre exclu perd son droit de bénéficier des services du groupement, ce qui implique la fin de la mise à disposition des salariés qui intervenaient dans son entreprise. Toutefois, cette rupture ne peut être immédiate : un préavis est généralement prévu afin de permettre une transition ordonnée, tant pour le membre exclu que pour les salariés concernés.
La question de la solidarité financière constitue un point critique. L’article L.1253-8 du Code du travail prévoit que « les membres du groupement sont solidairement responsables de ses dettes à l’égard des salariés et des organismes créanciers de cotisations obligatoires ». Cette solidarité persiste-t-elle après l’exclusion ? La jurisprudence apporte une réponse nuancée : le membre exclu reste solidaire des dettes nées pendant sa période d’adhésion, mais se trouve libéré pour les dettes futures.
Voies de recours contre une décision d’exclusion
Le membre exclu dispose de voies de recours pour contester la décision :
- Recours interne prévu par les statuts (commission d’appel, médiation)
- Action en annulation devant le tribunal judiciaire
- Demande de dommages et intérêts en cas d’exclusion abusive
Les juges exercent un contrôle approfondi sur la régularité de la procédure et l’existence d’un motif légitime d’exclusion. La preuve de la fausse mutualisation incombe au groupement, qui devra démontrer par des éléments objectifs (plannings, rapports d’activité, témoignages) le non-respect des principes de partage effectif des ressources humaines.
Conséquences juridiques et pratiques de l’exclusion sur les différentes parties
L’exclusion d’un membre pour fausse mutualisation engendre un effet domino sur l’ensemble des acteurs impliqués. Pour le membre exclu, les répercussions dépassent la simple perte d’accès aux ressources mutualisées. Il se retrouve confronté à un vide organisationnel qu’il doit combler rapidement. Les salariés qui intervenaient dans son entreprise ne sont plus mis à sa disposition, ce qui peut paralyser certaines fonctions critiques, particulièrement si ces salariés occupaient des postes stratégiques.
Sur le plan juridique, le membre exclu s’expose à des risques supplémentaires. Si la fausse mutualisation est avérée, elle peut être requalifiée en prêt illicite de main-d’œuvre par l’inspection du travail ou les tribunaux. Cette infraction, prévue par l’article L.8241-1 du Code du travail, est passible de sanctions pénales : jusqu’à deux ans d’emprisonnement et 30 000 euros d’amende pour les personnes physiques, et jusqu’à 150 000 euros d’amende pour les personnes morales.
Pour les salariés concernés, l’exclusion crée une situation d’incertitude. Leur emploi au sein du groupement n’est pas directement menacé, mais la répartition de leur temps de travail doit être réorganisée. Deux scénarios se présentent : soit le groupement parvient à réaffecter leurs heures auprès d’autres membres, soit il se trouve dans l’impossibilité de maintenir leur volume horaire initial. Dans ce second cas, une modification du contrat de travail peut s’avérer nécessaire, voire une procédure de licenciement économique si la réduction d’activité est significative.
La jurisprudence a eu l’occasion de préciser que les difficultés économiques résultant de l’exclusion d’un membre constituent un motif légitime de licenciement économique, à condition que le groupement démontre l’impossibilité de reclassement. L’arrêt de la Cour de cassation du 7 mars 2017 (n°15-16.865) a ainsi validé le licenciement d’un salarié suite à la perte d’un membre représentant 60% de son temps de travail.
Pour le groupement lui-même, l’exclusion d’un membre important peut fragiliser son équilibre économique. La perte des cotisations et des refacturations liées aux mises à disposition affecte ses ressources financières. Dans certains cas extrêmes, lorsque le membre exclu représentait une part prépondérante de l’activité, la viabilité même du groupement peut être compromise.
Enfin, les autres membres du groupement subissent également des répercussions. La solidarité financière les expose potentiellement aux dettes sociales liées aux salariés qui intervenaient chez le membre exclu. De plus, la réorganisation des plannings peut les contraindre à augmenter leur recours aux ressources mutualisées pour compenser la perte d’activité, parfois au-delà de leurs besoins réels ou de leurs capacités financières.
Options pour les salariés affectés
Face à cette situation, les salariés disposent de plusieurs options :
- Accepter la nouvelle répartition proposée par le groupement
- Négocier une rupture conventionnelle si la nouvelle organisation ne leur convient pas
- Dans certains cas, demander leur transfert vers l’entreprise où ils intervenaient majoritairement
Cette dernière option mérite une attention particulière. La Cour de cassation a reconnu, dans certaines situations de fausse mutualisation caractérisée, l’existence d’un lien de subordination direct entre le salarié et l’entreprise utilisatrice. Ce constat peut conduire à la requalification de la relation en contrat de travail de droit commun, avec les protections associées.
Vers une régulation plus efficace des groupements d’employeurs
Les dérives observées dans le fonctionnement de certains groupements d’employeurs appellent à une réflexion approfondie sur l’évolution du cadre réglementaire. Sans remettre en cause l’utilité de ce dispositif, qui répond à des besoins réels de flexibilité et de mutualisation des compétences, il devient nécessaire d’établir des garde-fous plus robustes contre les pratiques abusives.
Plusieurs pistes de réformes émergent des débats entre juristes, partenaires sociaux et pouvoirs publics. La première concerne le renforcement des contrôles préventifs. L’instauration d’un rapport annuel obligatoire détaillant la répartition effective du temps de travail de chaque salarié entre les différents membres permettrait d’identifier rapidement les situations problématiques. Ce document pourrait être transmis à l’inspection du travail et au comité social et économique lorsqu’il existe.
Une autre proposition vise à clarifier les critères de la mutualisation légitime. Le législateur pourrait fixer un seuil maximal d’intervention auprès d’un même membre, par exemple 70% du temps de travail sur une période de référence de six mois. Au-delà de ce seuil, une présomption de fausse mutualisation serait établie, renversant la charge de la preuve : il appartiendrait alors au groupement et au membre concerné de justifier le caractère temporaire et exceptionnel de cette situation.
La question des sanctions mérite également une attention particulière. Actuellement, la requalification en prêt illicite de main-d’œuvre constitue la principale menace pour les contrevenants. Cette sanction, bien que dissuasive, intervient souvent tardivement et ne répare pas intégralement le préjudice subi par les salariés et les autres membres du groupement. L’introduction d’amendes administratives, prononcées par l’inspection du travail après une procédure contradictoire, pourrait offrir une réponse plus rapide et proportionnée.
Le renforcement de la gouvernance interne des groupements constitue une autre voie prometteuse. L’obligation d’intégrer des représentants des salariés dans les instances dirigeantes permettrait d’assurer une vigilance accrue sur les pratiques de mutualisation. De même, la mise en place d’un médiateur indépendant, chargé de traiter les signalements de dérives potentielles, offrirait un recours préalable avant l’engagement de procédures plus formelles.
Sur le plan pratique, le développement d’outils numériques de gestion des plannings et de suivi des mises à disposition faciliterait la transparence et le contrôle. Ces systèmes, déjà utilisés par certains groupements, pourraient devenir obligatoires et faire l’objet d’une certification par les autorités compétentes.
Enfin, la formation des dirigeants de groupements et des responsables des entreprises adhérentes apparaît comme un levier essentiel. La connaissance précise du cadre juridique et des risques associés à son non-respect constitue le premier rempart contre les dérives. Des modules spécifiques pourraient être proposés par les chambres consulaires et les organisations professionnelles, avec le soutien des pouvoirs publics.
Perspectives internationales
L’analyse comparative des systèmes étrangers peut nourrir cette réflexion :
- Le modèle allemand des « Arbeitgeberzusammenschlüsse » impose un contrôle paritaire
- Le système belge des « groupements d’employeurs » prévoit un agrément préalable
- L’Espagne a développé un régime de responsabilité graduée selon l’implication de chaque membre
Ces expériences étrangères démontrent qu’une régulation efficace peut préserver les avantages du dispositif tout en prévenant ses dérives potentielles.