La mainlevée de l’expertise graphologique tardive : enjeux juridiques et procéduraux

La demande de mainlevée d’une expertise graphologique intervenant tardivement dans une procédure judiciaire constitue un sujet technique mais fondamental en droit processuel. Cette question se situe au carrefour du droit de la preuve, du respect du contradictoire et des délais procéduraux. Les magistrats comme les avocats se trouvent régulièrement confrontés à ces situations où une partie sollicite l’abandon d’une mesure d’instruction déjà ordonnée, particulièrement lorsqu’il s’agit d’analyses d’écritures. Cette problématique soulève des interrogations sur l’équilibre entre la recherche de vérité judiciaire et l’économie procédurale, tout en questionnant les limites temporelles dans lesquelles une telle demande peut être valablement formulée.

Fondements juridiques et conditions de recevabilité d’une demande de mainlevée tardive

La mainlevée d’une expertise graphologique s’inscrit dans un cadre juridique précis, déterminé principalement par le Code de procédure civile. L’article 236 de ce code prévoit que le juge peut, à la demande des parties ou d’office, modifier la mission confiée à l’expert, voire y mettre un terme avant son achèvement. Cette disposition constitue le socle juridique permettant d’envisager une mainlevée d’expertise.

Pour être recevable, la demande de mainlevée doit respecter certaines conditions formelles. Elle doit être adressée à la juridiction qui a ordonné l’expertise, généralement par voie de requête ou de conclusions selon le stade de la procédure. La Cour de cassation a précisé dans un arrêt du 5 mars 2015 (Civ. 2e, n°14-10.675) que cette demande doit être motivée et ne peut se fonder sur de simples allégations.

Le caractère tardif d’une telle demande soulève des questions spécifiques. En principe, aucun délai n’est expressément prévu par les textes pour solliciter une mainlevée. Toutefois, la jurisprudence a développé une appréciation restrictive lorsque cette demande intervient à un stade avancé de l’expertise. Dans un arrêt du 12 janvier 2017 (Civ. 2e, n°16-14.743), les juges ont considéré qu’une demande formulée après le dépôt du pré-rapport de l’expert pouvait être rejetée au motif qu’elle apparaissait dilatoire.

Les critères d’appréciation du caractère tardif

Pour apprécier si une demande de mainlevée est tardive, plusieurs critères sont retenus par les tribunaux :

  • Le stade d’avancement des opérations d’expertise
  • Les diligences déjà accomplies par l’expert graphologue
  • Les frais engagés dans le cadre de la mesure d’instruction
  • Le comportement procédural antérieur du demandeur
  • L’existence éventuelle d’un pré-rapport ou de notes de synthèse

La Chambre civile de la Cour de cassation a établi dans sa jurisprudence un principe de proportionnalité : plus l’expertise est avancée, plus les motifs invoqués pour solliciter sa mainlevée doivent être graves et sérieux. Dans l’arrêt du 7 septembre 2018 (Civ. 2e, n°17-22.045), elle a validé le rejet d’une demande de mainlevée intervenue après que l’expert ait réalisé 80% de sa mission, considérant qu’à ce stade, seul un motif d’intérêt public ou une irrégularité manifeste pouvait justifier l’arrêt des opérations.

Motifs légitimes pouvant justifier une demande de mainlevée tardive

Malgré les réticences des juridictions à accueillir favorablement une demande de mainlevée tardive, certains motifs peuvent néanmoins être considérés comme suffisamment légitimes pour justifier l’abandon d’une expertise graphologique en cours.

Le premier motif valable concerne les irrégularités procédurales affectant la mesure d’expertise. Si le demandeur parvient à démontrer que l’expert n’a pas respecté le principe du contradictoire, par exemple en omettant de convoquer une partie à ses opérations ou en refusant d’examiner des pièces pertinentes, le juge pourra considérer que cette violation justifie une mainlevée, même tardive. La Cour d’appel de Paris, dans un arrêt du 15 octobre 2019, a ainsi ordonné la mainlevée d’une expertise graphologique après avoir constaté que l’expert avait procédé à des analyses sans convoquer l’une des parties.

Un autre motif recevable est la disparition de l’objet de l’expertise. Si, en cours de procédure, les parties parviennent à un accord sur le point litigieux qui nécessitait l’analyse graphologique, ou si ce point devient sans incidence sur l’issue du litige du fait d’autres développements procéduraux, la mainlevée peut être accordée. Dans un arrêt du 22 mars 2018, la Cour d’appel de Lyon a validé une demande de mainlevée tardive au motif que la reconnaissance par l’une des parties de la signature contestée rendait l’expertise sans objet.

La survenance d’éléments nouveaux déterminants

La survenance d’éléments nouveaux constitue un motif fréquemment invoqué pour justifier une demande tardive. Ces éléments peuvent être :

  • La découverte de documents originaux initialement indisponibles
  • L’aveu judiciaire d’une partie concernant l’authenticité d’un document
  • L’apparition d’une preuve alternative rendant l’expertise superflue
  • Une évolution significative du litige principal modifiant l’intérêt de l’expertise

La jurisprudence exige toutefois que ces éléments nouveaux présentent un caractère déterminant. Dans son arrêt du 14 décembre 2020, la Cour de cassation (Civ. 1re, n°19-21.525) a précisé que l’élément nouveau invoqué doit être de nature à rendre l’expertise manifestement inutile ou disproportionnée par rapport aux enjeux du litige.

Enfin, le coût disproportionné de l’expertise par rapport à l’intérêt du litige peut parfois justifier une mainlevée tardive. Si la partie démontre que la poursuite de l’expertise engendrerait des frais excessifs au regard de l’enjeu financier du dossier, le tribunal peut accéder à sa demande, conformément au principe de proportionnalité consacré par l’article 18 du Code de procédure civile.

Aspects procéduraux et stratégiques de la demande de mainlevée tardive

La formulation d’une demande de mainlevée tardive nécessite une approche procédurale rigoureuse pour maximiser ses chances de succès. Le formalisme à respecter varie selon la nature de la juridiction saisie et le stade de la procédure.

Devant le tribunal judiciaire, la demande doit être présentée par voie de conclusions ou par requête adressée au juge chargé du contrôle des expertises, conformément à l’article 171 du Code de procédure civile. Ces conclusions doivent exposer de manière précise et circonstanciée les motifs justifiant la mainlevée, en mettant l’accent sur les éléments nouveaux apparus depuis l’ordonnance ayant prescrit l’expertise.

En matière d’expertise graphologique, la demande gagne à être accompagnée d’éléments techniques démontrant l’inutilité de poursuivre les analyses. Le demandeur peut utilement joindre l’avis d’un consultant technique privé expliquant pourquoi les opérations d’expertise n’apporteront pas d’éléments déterminants à la solution du litige. Cette approche a été validée par la Cour d’appel de Versailles dans un arrêt du 3 septembre 2019, où la mainlevée avait été accordée sur la base d’une note technique démontrant que les documents soumis à l’expertise étaient des copies ne permettant pas une analyse graphologique fiable.

Le timing stratégique de la demande

Le moment choisi pour formuler la demande revêt une importance stratégique majeure. Si la jurisprudence est généralement réticente face aux demandes très tardives, certains moments spécifiques peuvent néanmoins s’avérer propices :

  • Après une réunion d’expertise ayant mis en évidence des difficultés techniques
  • Suite à la communication d’un pré-rapport favorable aux prétentions du demandeur
  • Après une évolution significative dans une procédure connexe
  • En cas de dépassement significatif du délai initialement imparti à l’expert

La stratégie procédurale peut également consister à formuler une demande subsidiaire de modification de la mission plutôt qu’une mainlevée pure et simple. Cette approche, validée par la Cour de cassation dans un arrêt du 11 mai 2017 (Civ. 2e, n°16-18.464), permet au juge de disposer d’une solution alternative moins radicale que l’abandon total de l’expertise.

Il convient par ailleurs de garder à l’esprit les conséquences financières de la demande. L’article 284 du Code de procédure civile prévoit que l’expert a droit à la rémunération des travaux déjà effectués. La partie qui sollicite la mainlevée doit donc anticiper qu’elle pourra être condamnée à verser des honoraires pour les opérations réalisées jusqu’à la date de la décision. Cette considération peut influencer le choix du moment opportun pour formuler la demande.

Analyse jurisprudentielle des critères d’acceptation et de refus

L’examen de la jurisprudence récente permet d’identifier les principaux critères retenus par les tribunaux pour accepter ou rejeter une demande de mainlevée tardive d’expertise graphologique.

Les juridictions du fond tendent à accorder la mainlevée lorsque l’expertise apparaît manifestement inutile ou disproportionnée. Dans un arrêt du 17 septembre 2021, la Cour d’appel de Bordeaux a ainsi ordonné la mainlevée d’une expertise graphologique après avoir constaté que la partie qui avait initialement contesté l’authenticité d’une signature avait finalement reconnu celle-ci dans une autre procédure. Le caractère contradictoire de ce comportement processuel a été considéré comme justifiant l’arrêt des opérations d’expertise, malgré leur état d’avancement.

À l’inverse, les tribunaux rejettent généralement les demandes fondées sur la simple insatisfaction quant au déroulement de l’expertise. Dans un arrêt du 8 février 2022, la Cour d’appel de Paris a refusé d’ordonner la mainlevée sollicitée par une partie qui reprochait à l’expert graphologue d’avoir accordé plus d’attention aux arguments de son adversaire. La cour a rappelé que les désaccords sur les méthodes d’analyse ou les orientations de l’expert ne constituent pas des motifs suffisants pour interrompre une mission d’expertise presque achevée.

L’influence du comportement procédural antérieur

Le comportement procédural antérieur du demandeur joue un rôle déterminant dans l’appréciation du caractère légitime de sa demande. Les tribunaux examinent avec attention :

  • Si le demandeur a précédemment sollicité des extensions de mission
  • S’il a participé activement aux opérations d’expertise
  • S’il a formulé des observations sur les pré-rapports
  • S’il a contribué à retarder le déroulement de l’expertise

Dans un arrêt remarqué du 24 mars 2022, la Cour de cassation (Civ. 2e, n°21-13.427) a validé le rejet d’une demande de mainlevée formulée par une partie qui avait précédemment sollicité plusieurs prorogations du délai imparti à l’expert. La Haute juridiction a considéré que ce comportement procédural contradictoire caractérisait un abus du droit d’agir en justice.

L’analyse de la jurisprudence révèle également que les tribunaux sont plus enclins à accorder une mainlevée tardive lorsque les parties présentent conjointement la demande. Dans un arrêt du 10 novembre 2020, la Cour d’appel de Rennes a ainsi fait droit à une demande conjointe de mainlevée présentée après le dépôt d’un pré-rapport, au motif que l’accord des parties sur l’inutilité de poursuivre l’expertise constituait un élément déterminant justifiant l’abandon de la mesure.

Enfin, la jurisprudence attache une importance particulière au respect du principe de célérité. Si l’expertise se prolonge excessivement au-delà du délai initialement fixé, sans que ce retard soit imputable au demandeur, les juges peuvent considérer que la poursuite des opérations contrevient à l’exigence de délai raisonnable consacrée par l’article 6§1 de la Convention européenne des droits de l’homme.

Perspectives pratiques et recommandations pour les praticiens

Face aux difficultés que présente une demande de mainlevée tardive d’expertise graphologique, plusieurs recommandations pratiques peuvent être formulées à l’attention des avocats et des justiciables.

Premièrement, il est préférable d’anticiper les problématiques liées à l’expertise dès son ordonnancement. Une vigilance accrue lors de la définition de la mission peut éviter des demandes ultérieures de mainlevée. Les praticiens avisés veilleront à circonscrire précisément l’objet de l’expertise graphologique et à s’assurer que les documents soumis à l’analyse sont techniquement exploitables. Cette précaution préventive a été soulignée par le Conseil national des barreaux dans ses recommandations sur les mesures d’instruction du 15 mai 2021.

Deuxièmement, lorsqu’une demande de mainlevée tardive apparaît nécessaire, il est recommandé de l’étayer par une argumentation technique solide. Le recours à un consultant technique privé pour formuler des observations préalables peut renforcer considérablement la crédibilité de la demande. Dans une affaire jugée par la Cour d’appel de Montpellier le 7 juillet 2022, la production d’un rapport technique démontrant l’impossibilité d’obtenir des conclusions fiables à partir des documents examinés a convaincu les juges d’ordonner la mainlevée malgré l’état avancé des opérations.

Alternatives à la mainlevée totale

Lorsque les chances de succès d’une demande de mainlevée totale semblent limitées, des solutions alternatives peuvent être envisagées :

  • Solliciter une modification de la mission pour la recentrer sur les points véritablement litigieux
  • Demander une réduction de l’étendue des investigations
  • Proposer le remplacement de l’expertise par une consultation plus simple et moins coûteuse
  • Suggérer un complément d’expertise confié à un autre spécialiste

Ces alternatives, moins radicales qu’une mainlevée pure et simple, sont généralement accueillies plus favorablement par les tribunaux. La Cour d’appel de Lyon, dans un arrêt du 13 janvier 2022, a ainsi préféré réduire le champ d’investigation d’une expertise graphologique plutôt que d’y mettre totalement fin, estimant que cette solution permettait de concilier l’économie procédurale et la recherche de la vérité.

Enfin, il convient de prêter une attention particulière à la formulation des griefs contre l’expertise en cours. Les critiques dirigées contre la personne de l’expert doivent être évitées au profit d’arguments objectifs centrés sur l’utilité et la proportionnalité de la mesure. Une demande de mainlevée fondée sur des attaques personnelles contre l’expert sera presque systématiquement rejetée, comme l’illustre l’arrêt de la Cour d’appel de Douai du 5 avril 2022, qui a sanctionné une telle approche en condamnant le demandeur à une amende civile pour procédure abusive.

Pour finir, les praticiens doivent garder à l’esprit que la demande de mainlevée, même rejetée, peut influencer l’appréciation ultérieure du rapport d’expertise par le juge du fond. En formulant des observations techniques pertinentes à l’occasion de cette demande, ils préparent utilement le terrain pour une éventuelle contestation des conclusions de l’expert au moment du jugement sur le fond.